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Ignatus Reilly, à plus de 30 ans, vit toujours chez Irène sa maman dans une minuscule maison de la Nouvelle Orléans dont il ne sort quasiment jamais. Ignatus est obèse, misanthrope, cultivé mais extrêmement réactionnaire, parfaitement inadapté à la vie sociale et uniquement préoccupé par lui, ses idées, ses certitudes et ses priorités. Irène, à bout de nerfs face à ce fils unique que rien ne semble atteindre, le somme de trouver du travail. Pour avoir la paix, Ignatus se décide enfin à sortir, bien décidé à prouver à sa maman qu’il est parfaitement inapte au travail. « La Conjuration des Imbéciles », prix Pulitzer 1981, est l’un des deux romans écrits par John Kennedy Toole. Cet auteur mettra fin à ses jours en 1969, persuadé d’être un écrivain raté. C’est ironiquement après sa mort que ce chef d’œuvre connaitra la gloire, comme quoi la vie est cruelle. « La Conjuration des Imbéciles » c’est d’abord un personnage hors-norme dans tous les sens du terme : Ignatus, un inadapté social aux idées étranges. Tout l’insupporte et il s’évertue à nourrir ce sentiment en regardant la TV qui le révulse, les films de cinéma qui l’horripilent, en disséquant cette vie américaine des années 60 qui l’épouvante. Il nourrit sa misanthropie comme il nourrit son corps, sans mesure. Parti chercher du travail, il apporte là où il en trouve son attitude, semant par là même le chaos partout où il sévit. Autour de lui gravitent, tel des satellites, des personnages secondaires tout aussi croustillants, de sa pauvre mère Irène à ses infortunés employeurs et fugaces collègues, de la patronne vénale du bouge du quartier français au policier mal dégrossi qui sympathique avec sa mère. Tous interagissent avec lui ou entre eux, formant autour d’Ignatus une sorte de système solaire dont il est le centre (en fait c’est plutôt un trou noir !). Le style de Toole est irrésistible, c’est terriblement drôle, il se passe bien peu de choses en vérité, il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, les longues envolées lyriques de Reilly sont surréalistes et parfois un peu abscondes mais pourtant on ne décroche jamais de ce gros roman. Ignatus, et au-delà de lui le roman tout entier ne ressemble à rien de ce qu’on peut lire d’habitude, c’est une sorte de farce géante qui fait penser à un Gargantua ou un Don Quichotte post moderne. On voudrait le détester, le mépriser ce type imbuvable, égoïste et confit dans sa graisse et ses certitudes improbables, et pourtant c’est impossible, on est triste de le quitter dans un final trépidant et inattendu. C’est un final qui n’aura évidemment aucune suite écrite, mais on imagine aisément quelles aventures encore plus épiques, encore plus hilarantes cela aurait pu être. « La Conjuration des Imbéciles « (quel titre !) est aussi le reflet de son époque, les années 60. On y décrit les noirs, les gays comme on ne le ferait plus aujourd’hui, la Révolution Sexuelle qui s’annonce y est dépeinte au vitriol par l’intermédiaire de Myrna, cette hippie tendance Black Panthers qui s’évertue (bien entendu en vain) à convaincre Ignatus que son salut passe par le sexe, leurs échanges de courriers sont des petites pépites au sein de ce roman qui est une mine d’or à ciel ouvert. Je termine en précisant que le travail de traduction de Jean-Pierre Carasso, dans l’édition de poche que j’ai lu, est remarquable. Sa façon de franciser les mots hérités de l’anglais comme « bowling » ou « parking », le langage de Jones (Oua-ho !), les raccourcis comme « Chuis » pour « Je suis » sont une façon magique de rendre presque palpable en français ce langage de Louisiane si particulier. En résumé, « La Conjuration des Imbéciles » est un monument de la littérature américaine dont il serait dommage de vous priver plus longtemps. C’est un livre à lire, à offrir, à conseiller, à conserver et à relire : c’est le propre des très grands romans.