
Majordome des Princes de Hohenzollern depuis des années, Julius Stein a sous ses ordres toute la domesticité du Château de Sigmaringen. A l’été 1944, le Reich réquisitionne le Château pour y loger le gouvernement de Vichy en exil, et Julius se voir désormais au service de Pétain, de Laval, de Déat et tout le ban et l’arrière ban des collaborateurs zélés de l’Allemagne nazie. Fidèle à ses fonctions il est bien décidé à servir ses nouveaux occupants comme il se doit. Mais un majordome voit tout, sait tout et entend tout et son regard sur toute la clique venue occuper les locaux est sans concession. Pour raconter l’ambiance de Sigmaringen, Pierre Assouline utilise le regard d’un majordome allemand, ni nazi ni antinazi, juste un allemand qui n’a jamais été dupe de l’idéologie et qui est sans illusion sur le devenir de son pays. Par son truchement, il raconte le Maréchal exilé dans ses appartements, ne voulant voir personne, que tout le monde considère déjà comme obsolète. Il raconte les deux camps qui se forment, les « passifs » qui préparent déjà leur défense et les « actifs » qui s’accrochent désespérément à l’espoir de voir l’Allemagne les réinstaller au pouvoir, qui fantasment sur les armes secrètes d’Hitler, qui s’excitent sur les victoires allemandes de la bataille des Ardennes. Et puis il raconte aussi les petites gens qui ont suivis tout ce « beau » monde, les serviteurs français, les civils aussi, refugiés eux dans la petite ville et qui sont plus désemparés que conscient de leur actes. Pierre Assouline parvient à nous faire humer ce parfum de fin de règne avec une vraie hauteur de vue mais aussi une vraie tendresse. Ce personnage de Julius Stein, amoureux de la musique classique et de Jeanne Wolfermann, l’intendante du Maréchal, a un regard assez pointu sur ce qu’il observe et quelques réparties parfois savoureuses. Le passage le plus touchant est celui où il explique combien le nazisme à abimé la musique classique, en la dénaturant, en boycottant ses plus grands compositeurs, en aseptisant, en censurant, et pire que tout, en se l’appropriant. J’ai cru que j’aurais un peu de mal avec ce livre au départ car il faut s’habituer au style, aux chapitres interminables, aux personnages antipathiques. Mais « Sigmaringen » mérite l’effort car au bout de quelques pages on y est, et même si on connait la fin, on regarde ce triste spectacle de marionnette avec une vraie curiosité historique et presque… exotique ! Tous ces collaborateurs zélés, ces miliciens, ces fascistes bon teint n’auront pas tous le destin qu’ils méritent mais les voir manger des topinambours dans de la vaisselle de porcelaine, les voir voler des fourchettes en argent, les voir se tirer dans les pattes pour se voler des ministères qui n’existent que dans leur esprit malade, c’est presque fascinant, d’un point de vue anthropologique ! « Sigmaringen », c’est aussi un voyage étrange en Absurdie.