
Emmanuelle Blachey occupe un poste important chez un constructeur d’éoliennes, elle est bardée de diplômes, parle plusieurs langues couramment, elle a un CV long comme le bras truffé de prestigieuses références. Lorsqu’un groupe de pression féministe la contacte pour l’encourager à postuler à la tête d’ANTHEA, un géant du CAC 40 (VEOLIA dans la vraie vie, mais évidemment le scénario doit biaiser sur les noms propres), elle hésite puis accepte, consciente que chez son employeur actuel, elle ne brisera pas le fameux plafond de verre. La lutte pour la prise de pouvoir du grand groupe sera terrible, et Emmanuelle ne semble pas de taille à déjouer les coups tordus de son adversaire principal. Mais son combat n’est pas que le sien, c’est un combat symbolique, et elle ne peut pas renoncer, même si le prix à payer est exorbitant.
Tonie Marshall propose, avec « Numéro Une », un film ambitieux sur le plafond de verre et le monde de la Haute Industrie. Pour se faire, elle s’est attaché les conseils de Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde et spécialiste du monde politico-industriel. Sachant ça, et connaissant un petit peu le travail de cette journaliste opiniâtre, je suis bien certaine que ce que je viens de voir à l’écran est assez proche de la réalité des choses. Tonie Marshall propose un film assez long, près de 2h sur un sujet pas franchement glamour, il faut bien le reconnaitre. Les arcanes du pouvoir, les coups fourrés, le lobbying dans les salons dorés et autour des petits fours, ce n’est pas le sujet le plus passionnant du monde de prime abord. Malgré quelques petites choses à la marge, son film est bien tenu, équilibré et on ne décroche pas. Elle essaie quelques petites choses au niveau du son, de la musique ou de l’image (utilisation du flou) pour illustrer son propos, ça ne fonctionne pas toujours mais en tous cas ça ne fait pas « maniéré », c’est au service de son propos et la plupart du temps, c’est pertinent. On peut regretter quelques scènes qui tirent en longueurs ou quelques digressions dont on ne comprend pas bien l’intérêt, j’y reviendrai. Mais dans l’ensemble, « Numéro Une » est un film classique dans la forme, sans chichi et plutôt facile à suivre. Emmanuelle Devos est très bien dans le rôle éponyme d’Emmanuelle (un prénom mixte, bizarrement), pas glamour mais élégante, souvent en talons plats ou en tailleur pantalon, on sent chez ce personnage une tendance à vouloir se fondre dans la masse de ceux qui l’entourent et ceux qui l’entourent (le film l’illustre très bien par petites touches) est exclusivement masculin. Je l’aime bien, Emmanuelle Devos, elle est crédible dans ce rôle et lui donne une sorte de force intérieure tout à fait pertinente. Autour d’elle, les personnages sont assez écrits, plutôt bien croqués, plutôt subtilement écrits pour ce qui est des hommes : pas de gros machos improbables, mais plutôt des petits misogynes inconscients dont le machisme se réveille très vite, surtout lorsqu’ils se sentent en danger, dépassés, stressés. Comme s’ils chassaient le naturel derrière leurs jolis costumes mais qu’il revenait au galop à la moindre contrariété ! Richard Berry est très bien, dans les quelques scènes qu’il a il fait le job. Samy Frey en père malade est plus insaisissable encore, on a du mal à savoir quelle attitude il adopte face à sa fille unique. Quant à Benjamin Biolay, je ne vais pas redire ici tout le bien que je pense de son jeu d’acteur inexpressif et de son interprétation atone ! Il est censé jouer un homme à femme, faiseur de roi, manipulateur et expert en trahison et coups fourrés : on fait un effort pour y croire. Les femmes sont également bien servies par des comédiennes de talent : Suzanne Clément, Anne Azoulay et surtout Francine Bergé dont le rôle aurait mérité un peu plus de développement. Cette lobbyiste (ah, le lobbying, ce vilain mot que l’on ne prononce jamais en France parce qu’on ne veut surtout pas que ça existe, que l’on camoufle sous l’appellation plus snob de « Club d’influence ») au caractère bien trempé aurait mérité plus de développement, que l’on sache d’où elle vient, ce qui la motive à être si dure. Le scénario, aussi clair que possible sur un sujet pareil, souffre de quelques petits manques de ce type là, parfois il s’égare sans que l’on comprenne bien pourquoi (l'histoire de la noyée) et il s’encombre d’une histoire de mère disparue en mer qui vient parasiter le propos. Que faut-il comprendre ? Que si la jeune Emmanuelle avait eu une mère présente et aimante, elle n’aurait pas ce parcours ? On ne sait pas, le film est flou sur le passé de son héroïne, ou alors il est involontairement ambigu. De la même façon, la relation qui lie Emmanuelle et son père (philosophe en retraite, universitaire, très éloigné du monde des affaires) est mal exploitée : a-t-elle ce parcours professionnel en réaction à un père distant, trop occupé par les concepts et les idées pour s’occuper d’elle ? Mais je ne veux pas être trop dure, parce que le film pose quand même assez bien et très clairement les enjeux : la place des femmes au pouvoir, le prix exorbitant qu’elles doivent payer pour y accéder, ce fameux plafond de verre, symbole du machisme résiduel occidental après 2000 ans de domination masculine quasiment sans partage (2000 ans de domination, 30 ans de semblant d’égalité et les voilà émasculés !). Et puis, Tonie Marshall nous épargne quelques lieux communs aussi, comme les enfants qui tournent mal parce que leur maman est trop occupée ailleurs (un grand classique !). Ici, les enfants d’Emmanuelle ont l’air d’aller très bien et de vivre tout cela avec insouciance. Seul son mari, inquiet et victime collatérale du combat, va morfler un peu (beaucoup) et son couple, à la fin du film, bat sérieusement de l’aile. Mais « Numéro Une », malgré ses petits défauts, ses digressions un peu étranges, ses petites lacunes, a le mérite de jeter une lumière crue sur un machisme encore très présent, un machisme de pays riche, un machisme diffus, presque inconscient, caché, et tout aussi détestable que le machisme vulgaire du harceleur de rue.